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La Seconde Guerre mondiale au jour le jour voilà un créneau original proposé par une nouvelle revue d'histoire....
Raymond Samuel est venu au monde le jour où Jean Jaurès tombait sous les balles d’un belliciste fanatique : le 31 juillet 1914. Il poursuit une vie bien remplie, multipliant les déplacements pour des inaugurations, des colloques et des conférences, qu’il s’agisse de déminage, d’aide alimentaire, d’antiracisme ou de commémoration de la Résistance et de la Libération. Une manière de rester aussi proche que possible de Lucie qui, le 14 mars 2007, a quitté ce monde qu’elle avait, elle aussi, marqué de son empreinte, notamment lorsqu’elle avait arraché son époux à l’occu pant allemand. C’est un Raymond d’avant Aubrac, d’avant la Résistance et même essentiellement d’avant Lucie qui rappelle ici ses souvenirs en recevant notre rédaction dans l’appartement de la rue de la Glacière. Nous sommes venus l’interroger sur les sentiments d’un jeune Français juif, antinazi, marxisant, devant la montée des menaces tout au long des années trente. Issu d’une famille dijonnaise de commerçants d’abord aisés puis presque ruinés par la crise, notre homme a obtenu brillamment un bac scientifique (« math élem ») en 1931, ce qui lui vaut d’être admis comme interne en math sup (ou « hypotaupe ») dans le prestigieux lycée Saint-Louis du Quartier latin.
Histoire(s) de la Dernière Guerre (HDG) : Pouvez-vous nous parler de votre avant-guerre ?
Raymond Aubrac (RA) : Quelle guerre ? Pour la première il fut court : quarante-huit heures ; quant à la seconde…
HDG : Quelle est votre situation lorsque Hitler arrive au pouvoir ?
RA : 1933 fut l’année terrible… pour moi. L’internat de Saint-Louis était un enfer. Lever 6 heures, toilette rapide, pas de retour possible au dortoir avant 21 heures. Le dimanche, on ne sortait que si on était reçu chez son correspondant, mais si c’était pour le dîner, pas moyen d’aller se balader au Luxembourg dans la journée, car un seul retour au lycée était permis. Je n’ai jamais vécu dans un endroit où on bouffait aussi mal… en dehors de mes prisons. L’hygiène était effroyable. Deux morts dans l’année dont mon voisin de dortoir, Alsacien : atteint d’une bronchite, il n’avait pas voulu faire la queue une demi-heure dans les courants d’air pour voir le médecin et se soignait à l’aspirine ; il me réveille une nuit, est emmené à l’hôpital et meurt trois jours plus tard. Je suis moi-même atteint d’une primo-infection, prends ma valise sans demander mon reste et vais me faire soigner à Dijon, chez mes parents. À la moindre plainte, l’administration du lycée répondait que la liste d’attente portait cinquante-cinq noms.
Cela précisé, l’enseignement était excellent. Mais j’avais raté mon année de math sup, et l’ai redoublée au lycée Carnot de Dijon [note : ceci est publié sans modification, bien que la date soit erronée. Bachelier en 1931, Raymond Samuel était « hypotaupin » à Saint-Louis en 1931-32 et non l’année suivante, celle de l’arrivée de Hitler au pouvoir ; il n’en est que plus significatif qu’une question sur Hitler ait déclenché une pareille association d’idées].
HDG : Vous souvenez-vous de vos sentiments au lendemain de la nomination de Hitler à la chancellerie ?
RA : Comment retrouver un tel ressenti après tout ce temps et tout ce qu’on a appris ?... Je commençais à être un peu politisé, je me sentais de gauche. Je me rappelle un incident lors d’un dîner chez le cousin Henry, mon correspondant, qui était médecin. Il avait invité plusieurs personnes, dont Marcel Déat. Tout d’un coup, Déat se met à faire l’éloge de Hitler – non pas du fascisme ni du nazisme, mais de Hitler personnellement. Comme aucun convive ne réagissait, je me suis levé et suis parti. Je ne saurais dire si c’était en 1933, 34 ou 35. J’étais à Paris de 1934 à 1937 pour suivre les cours de l’école des Ponts et chaussées, et je fréquentais toujours ce correspondant dont la table était excellente [note : Marcel Déat (1894-1955), universitaire, un temps proche de Léon Blum, quitte le parti socialiste en 1933, au nom du slogan « Ordre, autorité, nation » des « néo-socialistes ». Ministre de l’Air en 1935-36… et intéressé par les théories du lieutenant-colonel De Gaulle sur l’arme blindée, il sera ministre du Travail en 1944 à Vichy, prônant la collaboration la plus étroite avec l’Allemagne].
HDG : Vous êtes donc surtout à Dijon pour vos premières années d’étudiant…
RA : Et pendant mes années de classes préparatoires, je suis influencé par Robert Jardillier, l’un de ces profs d’histoire qui passionnent les élèves. Je l’avais eu en terminale et il avait cette particularité de mêler histoire et géographie dans l’étude des grandes puissances. Il est socialiste et c’est de ce côté que je me dirige d’abord. Élu maire de Dijon en 1935, il sera ministre dans le gouvernement Blum, me mariera en décembre 1939… puis finira mal.
HDG : Dans la collaboration ?
RA : Non. C’est pendant l’exode qu’il s’est mal conduit. Peu avant l’arrivée des Allemands, il donne un ordre général d’évacuation et part lui-même vers le sud. Même les pompiers sont partis. J’ai vu récemment des Dijonnais qui ne lui avaient pas encore pardonné. Je ne sais rien de ce qu’il est devenu ensuite. Sinon qu’en 1944, commissaire de la République à Marseille, j’ai pour collègue à Dijon Jean Mairey, agrégé d’histoire et lui aussi ancien élève de Jardillier. Nous décidons de tout faire pour le retrouver, la police le localise dans une chambre de bonne à Marseille, Mairey descend d’un coup de voiture et nous allons le voir ensemble. Un SDF vivant dans la crasse. Il refuse notre assistance… à l’exception de mon paquet de tabac, et meurt peu après. C’était également un excellent musicologue. [note : La nouvelle municipalité socialiste de Dijon, conduite par François Rebsamen et élue en 2001 après un demi-siècle de règne de la droite marqué par les personnalités du chanoine Kir et de Robert Poujade, a décidé de donner à une place le nom de Robert Jardillier, après mûre enquête sur les événements du 16 juin 1940, aboutissant à la conclusion que l’attitude ambiguë du préfet, refusant de prendre la moindre responsabilité, avait mis le maire dans une position impossible].
HDG : Vous voilà donc Parisien à l’automne de 1934…
RA : J’habite rue Saint-Jacques, à la maison des Mines et des Ponts qui existe toujours. Je m’initie à la politique, notamment au travers de l’Université ouvrière. Des séances étaient organisées pour un petit groupe d’élèves des grandes écoles (Polytechnique, Centrale, Mines, Ponts…) sympathisant avec les idées de gauche, antifascistes. Plusieurs joueront un rôle important dans la Résistance : je citerai le Dijonnais Jacques Renard, responsable FFI de la région PACA, fusillé le 15 août 1944, Maurice Roussellier, commandant militaire de la région de Limoges à la Libération, Robert Ducasse, très actif à Bordeaux, fusillé lors des suites de l’affaire Grandclément... Dans une avenue proche du Père-Lachaise, nous nous réunissons de façon hebdomadaire ou bimensuelle pour écouter un responsable politique, généralement communiste : Péri, Politzer, Cogniot, Baby… Parfois Paul Vaillant-Couturier est présent. Cela nous prépare mieux à la guerre que la PMS (préparation militaire supérieure) à laquelle, néanmoins, nous nous astreignons tous, considérant qu’il est du devoir d’un militant de gauche, si la guerre arrive, d’être officier. Ces séances m’incitent à lire beaucoup, et entre autres Jean Jaurès. Le sectarisme n’est pas de rigueur !
HDG : Et Hitler ?
RA : J’ai une conscience très claire des fascismes qui commencent à cerner la France. Le combat me semble inévitable. Le pays est très politisé, y compris les jeunes des Grandes écoles, ce qu’on a peine à imaginer aujourd’hui. Les disputes ne sont pas permanentes, mais dans ma promotion je saurais dire qui je range à gauche ou à droite.
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